Municipalités 2050

Vers des espaces publics vivants, inclusifs et durables en 2050 

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karine Jehelmann

Karine Jehelmann,
Chargée de projet – Communication et mobilisation, PourRallier, Espace MUNI [email protected]

ENTREVUE avec Jérôme Barth, 

Partenaire, Belleville Placemaking, expert dans les domaines de la gestion des espaces publics, du placemaking et de la revitalisation urbaine 

 

J.B : J’ai commencé ma carrière à New York, chez Bryant Park Restoration Corporation. Ensuite, j’ai travaillé pour Friends of the High Line, puis avec ceux qui gèrent Times Square. J’ai dirigé l’Association pour la 5e Avenue, une des plus anciennes organisations de gestion d’espaces publics de la ville. Il y a trois ans, je me suis associé avec Jérôme Glad, à Montréal, pour fonder Belleville Placemaking

Lorsque nous avons créé notre entreprise, nous avons senti qu’il y avait un potentiel considérable de talents au Canada. Nous avons constaté que des sommes importantes étaient investies dans les espaces publics. Cependant, il manquait une philosophie de gestion de ces espaces – une pratique pourtant bien ancrée aux États- Unis. Nous avons donc voulu importer cette expertise pour accompagner les municipalités et les propriétaires immobiliers d’ici. 

Que doit-on savoir pour appliquer l’approche de cocréation d’espaces publics?

J.B : D’abord, il faut comprendre que ce qui est bon pour tout le monde l’est aussi pour les propriétaires immobiliers. Ça paraît évident, mais ce n’est pas toujours compris. On peut créer de la valeur pour tous, sans exclusion, avec des éléments qui enrichissent le lieu plutôt que de le dénaturer. L’espace public peut accueillir une activité commerciale appropriée au lieu : nourriture et boisson, divertissement…

Ensuite, au Canada, il y a une réticence à intégrer le commerce dans l’espace public. Pourtant, ailleurs dans le monde, le commerce léger (vente de glaces ou de barbes à papa, théâtres de rue) est parfaitement intégré et contribue à l’enrichissement des lieux. Ainsi, à Bryant Park, un de mes projets, il y a plus de concessions commerciales que dans tout le réseau des parcs montréalais! Il ne s’agit pas d’installer un Canadian Tire au coeur d’un parc, évidemment! On peut toutefois enrichir un lieu en le rendant vivant et accueillant pour toute la population, plutôt que d’en restreindre l’usage.

Finalement, la solution aux problèmes sociaux, comme l’itinérance et les enjeux de santé mentale, n’est pas de les « repousser », de les exclure. Il faut plutôt créer des espaces accueillants pour tous. Il est crucial d’établir une norme sociale qui permet à chacun de coexister harmonieusement, pour prévenir ainsi que l’espace devienne un refuge de dernier recours dont les populations vulnérables prennent possession et que la plupart des citoyens évitent.

Quand on travaille dans l’espace public, il est beaucoup plus valorisant de se donner comme objectif d’attirer des gens que d’en rejeter.

 

Programmer pour des publics variés

Comment prendre en compte la diversité des publics – enfants, personnes aînées, familles… – dans la conception des espaces publics?

J.B : Nous considérons les segments de population et les étapes de vie. L’âge est certes un facteur, mais il faut tenir compte également de la disponibilité. Les horaires des retraités, des étudiants, des familles sont différents. Une programmation réussie s’adapte à ces rythmes.

Il faut aussi que l’espace public soit un miroir de son quartier. Pour ce faire, on observe ce qui fonctionne localement – un groupe de musique, un studio de danse, un bingo – et on les invite à s’installer dans le parc. C’est ainsi que la population locale s’approprie le lieu et tisse des liens sociaux.

 

Le rôle pivot des municipalités de 2050

Quel sera le rôle des municipalités en 2050?

J.B : Un rôle énorme. On le voit déjà à Calgary, avec Olympic Plaza, à Toronto ainsi qu’à Montréal. Le défi consiste à déléguer. Pour l’instant, la municipalité se trouve dans un système de silos verticaux de livraison de services à très grande échelle. L’espace public du futur a besoin d’un gestionnaire de proximité à qui le secteur public aura délégué les pouvoirs appropriés. Pour l’administration municipale, c’est tout un changement : passer de la gestion directe des services à celle des relations avec des partenaires.

La gestion des demandes du citoyen, de ses attentes, des besoins de l’espace public moderne contemporain – et je pense que ce sera encore plus vrai, encore plus intense en 2050 – implique une variété de compétences complexes. Cela va de la capacité à réagir rapidement, au soutien d’une variété d’activités, en passant par la flexibilité pour déployer des ressources financières, sans trop de frictions ni de lourdeurs décisionnelles, et la mobilisation de personnel pour des besoins très précis.

 

 

J.B : Le déploiement de mobilier urbain. Il faut le bouger, le ranger, le nettoyer, etc. Ce sont des tâches que les villes ne savent pas très bien gérer. Ce que peut faire la municipalité, c’est adopter une logique de création de structures. Je prêche un peu pour ma paroisse, mais je parle ici de la mise en oeuvre de structures de gestion indépendantes, en partenariat public-privé.

Cela ne signifie aucunement que l’administration municipale se départit de ses obligations. Elle adapte son offre de services aux besoins de sa population en mettant en place des structures plus adaptées favorisant la création d’espaces qui fonctionnent réellement pour les gens.

Et ça, c’est tout un processus. C’est complexe, car il nécessite l’engagement politique des dirigeants, l’accord des services municipaux et la participation active du secteur privé. Toutes les parties prenantes doivent être assises à la table et chacune doit avoir confiance que les autres s’acquitteront de leurs responsabilités. Ce n’est pas du tout évident.

En outre, je pense qu’il faut adopter une approche plus systémique de certains enjeux, comme l’itinérance ou la sécurité. Pour ce faire, il faudra mettre en place de vraies politiques – et c’est facile à dire, mais très difficile à faire – basées sur les résultats, pas uniquement sur de bonnes intentions. Il ne faut pas hésiter à remettre en question certains dogmes actuels qui nous mènent, en réalité, à des situations de plus en plus critiques.

Et cela n’a rien à voir avec une idéologie ou une orientation politique. C’est simplement une façon de dire : « Il est clair que ça ne fonctionne pas. Peut-être serait-il temps d’explorer d’autres options? »

J.B : Chaque lieu est unique, mais les désirs humains sont universels : se sentir en sécurité, avoir accès à des toilettes propres, pouvoir s’asseoir, boire, manger, ajuster l’environnement à la météo. Parents, enfants, personnes âgées veulent la même chose : un lieu hospitalier. Notre approche est centrée sur l’individu, ses besoins, ses désirs. Ensuite, nous valorisons les atouts du lieu et gérons ses contraintes.

Que ce soit à Brossard, à Laval, à Montréal ou à Toronto, notre approche de la gestion et de la programmation de l’espace public est la même. Nous bâtissons sur l’individu et sur les désirs que partagent des populations. Nous cherchons à mettre en évidence les aspects uniques et attrayants du lieu, tout en atténuant ses aspects négatifs.

Que peuvent faire les municipalités dès aujourd’hui?

JB : D’abord, se poser une question simple : « Est-ce qu’on se sent bien dans notre espace public? » Si la réponse est non, il faut comprendre pourquoi.

Toutes les municipalités canadiennes avec lesquelles nous travaillons font face aujourd’hui à la même réalité : l’itinérance. Cependant, il ne s’agit pas juste de l’itinérance en tant que phénomène social abstrait. Ce qui frappe, ce qui trouble profondément les citoyens, c’est le sentiment d’insécurité et de désespoir qu’ils éprouvent devant certaines scènes du quotidien : des personnes avec des seringues plantées dans le bras, des gens allongés dans leur vomi ou dans leurs excréments, des cris, des bagarres, parfois même des agressions au couteau. C’est ça, la réalité. C’est ce qui se passe, ici et maintenant. Et ça, ça brise le cœur des gens, ça leur fait peur, au point qu’ils cessent de fréquenter ces lieux.

Face à cela, cette situation doit devenir une priorité. Elle appelle une réponse sérieuse, structurée, qui passe par une politique du logement, une politique d’accompagnement social et une politique de traitement de l’information. C’est une urgence, mais elle n’est pas encore reconnue comme telle. Trop souvent, cela reste, à mon avis, un débat idéologique, un combat de positions politiques plutôt qu’une véritable démarche de gestion collective.

Or, il faudrait sortir de ces lignes partisanes. Il faut absolument prendre cette réalité en charge.

 

Une vision optimiste pour 2050

Avez-vous une vision prospective pour les espaces publics en 2050?

JB: Nous nous projetons rarement aussi loin dans l’avenir – nous nous limitons à un ou deux ans – mais je suis très optimiste. Aux États-Unis, il y a un intérêt grandissant pour les espaces publics, que ce soit en matière d’investissements, de densification ou de qualité de vie.

Le Canada est peut-être en retard de 20 à 25 ans sur cette tendance, mais cela veut dire que le meilleur est à venir. On peut s’attendre à ce que les municipalités, peu importe leur taille, offrent des places centrales magnifiques, des quartiers mieux aménagés et qu’elles redonnent vie à l’espace public.

Avez-vous constaté des effets sur la délinquance ou l’itinérance?

JB : Oui. À Bryant Park, à New York, on comptait 1 000 crimes graves par an. Aujourd’hui, c’est zéro. Cela fait 10 ans qu’aucun crime majeur n’y a été commis. Ce n’est pas un miracle. L’espace attire des gens, impose des normes, devient non propice aux activités illicites et à la violence.

En lien avec notre travail sur la Fête du voisinage, y aurait-il des idées à explorer ensemble?

JB : Absolument! Mon partenaire Jérôme Glad pilote Le Rendez-vous à Montréal, dans un petit parc de quartier. C’est un projet simple, avec peu de moyens, mais qui transforme le lieu en place de village. Les gens y restent des heures, les enfants s’amusent, les générations se rencontrent. Voilà ce qu’est l’esprit d’un espace public vivant!