Karine Jehelmann, Chargée de projet communication et mobilisation, Espace MUNI [email protected]
ENTREVUE avecBéatrice Alain, Directrice générale du Chantier de l’économie sociale
Dans cette deuxième partie de l’entrevue, Béatrice Alain, directrice du Chantier de l’économie sociale, poursuit la réflexion sur le rôle des municipalités comme partenaires stratégiques du développement collectif.
Entre politiques publiques, innovation législative et engagement des acteurs locaux, cette conversation met en lumière les leviers concrets qui permettront d’ancrer l’économie sociale au cœur des décisions municipales et du bien-être des communautés.
Réseautage et accompagnement
Karine Jehelmann : Le Chantier collabore avec les Pôles d’économie sociale régionaux. Quel rôle ces pôles peuvent-ils jouer auprès des municipalités ?
Béatrice Alain : Présents dans toutes les régions du Québec, les 19 Pôles d’économie sociale régionaux et les trois pôles autochtones sont entièrement dédiés au développement de l’économie sociale sur leur territoire. Ils favorisent la concertation entre les différents acteurs de leur milieu et soutiennent le développement de ce modèle entrepreneurial, participant donc à la vitalité et la diversification économique de leur territoire.
Les Pôles ont été les premiers interlocuteurs des villes qui ont élaboré des politiques en économie sociale. Ils sont des acteurs importants pour identifier les entreprises collectives de la région, pour réfléchir aux priorités municipales auxquelles elles pourraient contribuer et pour identifier des leviers et ressources pour faciliter ces collaborations.
Ils sont aussi utiles pour faire connaitre des pratiques, des outils ou des cas d’entreprises qui se développent ailleurs au Québec et qui pourraient être pertinents localement. C’est la ressource par excellence pour tout acteur local souhaitant en savoir plus sur l’entrepreneuriat collectif.
D’ailleurs, chaque année au mois de novembre, les Pôles sont au cœur des efforts du Mois de l’économie sociale qui vise à valoriser l’économie sociale dans chaque région.
«Les Pôles ont été les premiers interlocuteurs des villes qui ont élaboré des politiques en économie sociale.»
KJ : Est-ce que le Chantier développe des démarches de co-construction avec les municipalités ?
BA : Oui, dans le but de diffuser les bonnes pratiques pour favoriser l’économie sociale au Québec, le Chantier de l’économie sociale, en collaboration avec la Ville de Montréal, a lancé un projet de dialogue et de co-construction des connaissances avec huit grandes villes du Québec.
Intitulé «Villes & Économie sociale», ce projet visait à répertorier des solutions en économie sociale ainsi que les bonnes pratiques qui se mettent en place à travers la province pour favoriser le développement des entreprises collectives. Ce projet souhaitait inspirer les échanges entre les municipalités et les acteurs de l’économie sociale ainsi qu’outiller les villes du Québec pour qu’elles puissent activer les leviers nécessaires au développement de l’économie sociale.
Plusieurs solutions aux grands défis des municipalités se trouvent dans ces documents. Mais il faut penser à la prochaine étape. Autant que le projet Villes et économie sociale est riche en données et informations, il doit absolument être élargi afin de prendre en compte la réalité des municipalités de plus petites et moyennes tailles, ainsi que les champs d’interventions à l’échelle d’une MRC. C’est une priorité pour le Chantier dans les prochains mois de trouver les bons partenaires pour continuer ce projet afin qu’il puisse informer les décisions de municipalités de toutes les tailles. Ces études de cas par ville et par enjeux sont disponibles ici : Villes & Économie sociale — Chantier de l’économie sociale
KJ : Avez-vous des exemples où la collaboration a produit des résultats concrets?
BA : Oui, il arrive souvent que des projets soient construits avec une municipalité, le Pôle d’économie sociale et le Chantier. Par exemple, lorsqu’une municipalité a la volonté d’adopter une politique d’économie sociale ou une politique d’achats en économie sociale, un travail collaboratif et un accompagnement se met souvent en branle avec le Pôle de la région, la municipalité et l’équipe du Chantier. Ce fut d’ailleurs le cas, récemment, pour la politique d’économie sociale de la Ville de Sherbrooke.
Un autre exemple où la collaboration de ce trio d’acteurs a produit des résultats est avec le Collectif autour d’une tasse, un regroupement d’entreprises d’économie sociale et d’organismes communautaires qui souhaite acquérir le noviciat des Soeurs Missionnaires de l’Immaculée Conception et le requalifier dans un projet de revitalisation urbaine nommé « Le Village au bord de la Rivière ». Le Pôle et la Ville de Laval ont accompagné de près ce projet et le Chantier était également présent pour amener une expertise à certains stades du projet. Cet été, l’OBNL a reçu une aide financière de 1,2M$ du gouvernement pour soutenir sa phase de développement.
Sinon, c’est certain que la collaboration du Chantier avec des acteurs municipaux a permis la présence de plusieurs municipalités au Sommet de l’économie sociale en mai dernier et les a inspirés sur les mesures pouvant favoriser l’émergence et le développement des entreprises collectives de leur région.
Cadre légal et subventions
KJ : La nouvelle Loi sur les contrats des organismes municipaux (2025, chapitre 4) modifie certaines règles. Quel impact cette réforme peut-elle avoir pour la collaboration entre municipalités et organismes d’économie sociale ?
BA : Cette loi donnera aux municipalités plus de marge de manœuvre et une simplification au niveau de l’attribution de contrats. Notamment, et d’intérêt au Chantier de l’économie sociale ainsi que plusieurs acteurs interpellés par l’exemplarité des dépenses municipales, les municipalités pourront adopter, au sein de leur politique de gestion contractuelle, des mesures qui favoriseront l’entrepreneuriat collectif.
Par exemple, les municipalités pourront adopter une marge préférentielle de 10 %, tel que décrit dans le paragraphe 5 de l’article 39 de la Loi sur les contrats des organismes municipaux. On y prévoit que les documents d’appel d’offres pour les contrats au-dessus du seuil d’appel d’offre publique peuvent notamment prévoir : “que sera accordé un avantage sous la forme d’une marge préférentielle n’excédant pas 10 % du prix proposé”. Demande de longue date des entreprises d’économie sociale, il est recommandé que toutes les municipalités du Québec, de façon prioritaire, intègrent au sein de leurs politiques de gestion contractuelles un article à cet effet.
« La collaboration du Chantier avec des acteurs municipaux a permis la présence de plusieurs municipalités au Sommet de l’économie sociale en mai dernier et les a inspirés sur les mesures pouvant favoriser l’émergence et le développement des entreprises collectives de leur région. »
KJ : Y voyez-vous une opportunité pour renforcer la transparence tout en soutenant les organismes à mission sociale?
BA : Les municipalités sont appelées à faire toujours plus avec des ressources limitées. Ces modifications donnent plus de latitude pour travailler de concert avec des partenaires locaux et faire des choix plus porteurs parce qu’ils tiennent en compte des retombées économiques, sociales et environnementales sur la communauté. L’adoption de cette nouvelle loi est une occasion pour les gouvernements locaux de montrer quelles sont leurs priorités et comment elles choisissent de desservir leur population.
Défis et perspectives
KJ : Quels sont les freins qui limitent encore l’implication des municipalités dans le soutien à l’économie sociale ?
BA :Principalement la méconnaissance. Pour certains, ça veut dire penser que les entreprises d’économie sociale sont marginales, ne sont pas viables, ou ne servent que les plus démunis. Pour d’autres, c’est penser que l’économie sociale c’est bien, mais c’est anecdotique. Or l’économie sociale, c’est une réalité importante de l’économie du Québec et depuis plus de 125 ans! L’économie sociale, que ce soit les CPE, les caisses populaires, les services de loisirs, les résidences pour personnes âgées ou pour les étudiants, la friperie ou l’épicerie du village : c’est partout et c’est pour tous. L’économie sociale, c’est 11 360 entreprises partout au Québec qui emploient près de 250,000 personnes. Plus spécifiquement, on voit aussi de la méconnaissance quant aux capacités des entreprises locales et des modalités pour travailler avec elles : Qu’est-ce que permet le cadre légal? Qu’est-ce qui est préférable comme modalité pour le partenariat? C’est pour ça que beaucoup d’efforts sont mis pour partager de bonnes pratiques.
Les études de cas (Villes et ÉS), les webinaires (l’approvisionnement responsable viaAkcel acheteurs), les formations (le parcours d’accompagnement spécialisé) permettent d’en connaitre davantage sur le sujet. Les événements comme le Carrefour ÉS, événement bisannuel de mise à jour sur les outils, les pratiques et les tendances de développement de l’économie sociale ainsi que les partenaires qui les soutiennent, offrent aussi la possibilité de changer sa manière de penser.
KJ : Est-ce une question de méconnaissance, de capacité interne ou de volonté politique?
BA :Idéalement, ça prend une volonté politique et administrative. Parfois, on voit des maires qui comprennent l’intérêt de miser sur l’économie sociale, mais les services municipaux sont parfois hésitants à changer leurs habitudes. D’autre fois, les services municipaux voient clairement l’intérêt de travailler avec les entreprises locales, mais font face à des barrières administratives quand une politique municipale (d’achat, de gestion d’immeuble, etc.) n’est pas adaptée.
KJ : Avec le prochain Plan d’action gouvernemental en économie sociale2025‑2030, quels rôles croissants imaginez-vous pour les municipalités?
BA : De tout temps, les municipalités ont été des alliées reconnues dans les plans d’action gouvernementale. D’ailleurs, la FQM et l’UMQ siègent à la Table des partenaires gouvernementale en économie sociale qui contribue à l’élaboration et le suivi des plans d’action gouvernementaux en économie sociale.
Le PAGES 2025-2030 parle spécifiquement de favoriser les partenariats avec le milieu municipal, notamment en mettant en place un environnement règlementaire favorable et en valorisant les solutions de l’économie sociale dans les relations avec les acteurs municipaux. Il est de grand intérêt pour le Chantier, dès maintenant, alors que la mesure finale n’est pas encore publiée, de travailler avec les municipalités qui lèvent la main, ainsi que la FQM et l’UMQ, afin de trouver des propositions concrètes pour ces mesures et les présenter au gouvernement.
Sinon, il y a fort à parier que des municipalités seront également actives pour soutenir des initiatives en économie sociale dans des secteurs stratégiques prioritaires qui touchent les besoins de leurs communautés. On peut penser à l’accès à des logements abordables et de qualité, à la gestion des matières résiduelles, au maintien à domicile des personnes aînées, à la survie des commerces de proximité ou encore à la filière touristique en appui au développement des collectivités.
KJ : Quels engagements devraient-elles prendre pour jouer un rôle actif dans cette relance?
BA : Au Sommet de l’économie sociale, un événement historique qui réunit près de 1500 personnes en mai dernier, les acteurs municipaux ont pris plusieurs engagements, dont :
Engagements FQM :
Parfaire la connaissance de l’écosystème de l’économie sociale auprès de ses 1060 municipalités et MRC membres, incluant les organismes délégataires, renforçant ainsi les relations partenariales entre le milieu municipal et les acteurs de soutien de l’économie sociale.
Faire la promotion de l’entrepreneuriat et du repreneuriat collectif dans les activités de la Fédération des municipalités du Québec, notamment dans leur programmation annuelle de formations et de conférences, incluant le Rendez-vous national du développement local.
Engagements UMQ :
Engagement de l’UMQ à s’allier à l’économie sociale pour cocréer des solutions innovantes qui répondent aux défis des municipalités. L’UMQ souligne les intérêts communs qu’ont les gouvernements de proximité et les acteurs de l’économie sociale pour rendre les milieux de vie plus durables, inclusifs et résilients.
KJ : Si vous aviez un message à adresser aux élus municipaux, quel serait-il?
BA : Cet automne (octobre 2025 NDLR), dans le cadre des élections municipales, on parlera beaucoup de ce que les municipalités peuvent faire pour répondre au bien-être de leurs citoyens. Sachez que des entreprises d’économie sociale sont présentes partout sur le territoire, dans de nombreux secteurs, et ont la même préoccupation que vous : répondre aux besoins de la population et trouver des solutions aux défis locaux.
Ce sont des alliées naturelles pour réfléchir à quoi faire de plus ou de mieux face aux enjeux pressants dans la communauté. Toujours plus de municipalités se tournent vers ces acteurs pour répondre à leurs besoins de tout ordre et de plus en plus de ressources — guides, experts, lieux d’échanges — existent pour outiller une municipalité qui aurait un intérêt à en savoir plus et à en faire plus.
KJ : Quelles premières actions concrètes peuvent être posées dès maintenant?
BA :Rencontrer son Pôle d’économie sociale et des représentants des entreprises collectives locales pour discuter des priorités locales et de votre administration pour identifier, ensemble, des moyens pour accroitre la contribution de l’économie sociale.
Le Chantier de l’économie sociale est une organisation autonome et non partisane qui a pour mandat de favoriser la concertation, la promotion et le développement de l’entrepreneuriat collectif au Québec. Son objectif : créer les conditions permettant aux entreprises collectives d’occuper une place centrale dans l’économie et de générer des bénéfices durables pour les collectivités. Depuis plus de 25 ans, le Chantier agit comme carrefour d’expertise, de dialogue et d’innovation entre les milieux communautaire, municipal, économique et gouvernemental.