Les municipalités au cœur de l’économie sociale : leviers, vision et retombées

karine Jehelmann

Karine Jehelmann, Chargée de projet communication et mobilisation, Espace MUNI [email protected]

Béatrice Alain, Directrice générale du Chantier de l'économie sociale

ENTREVUE avec Béatrice Alain, Directrice générale du Chantier de l’économie sociale

Dans cette entrevue en deux parties, Béatrice Alain, directrice du Chantier de l’économie sociale, explique comment et pourquoi les municipalités sont des alliées naturelles de l’économie sociale. Elle revient sur les leviers concrets (politiques, approvisionnement, foncier, gouvernance), les retombées locales mesurables et les conditions qui permettent d’ancrer durablement ces pratiques au service du bien-être collectif.

Karine Jehelmann : Quelle est aujourd’hui la vision du Chantier concernant le développement de l’économie sociale au Québec ? 

Béatrice Alain : Les entreprises d’économie sociale (EÉS) répondent à des enjeux de société majeurs au Québec. On peut penser aux services aux personnes aînées, à la gestion des matières résiduelles, à l’accès à des services de proximité ou encore à la réponse à la crise du logement. Dans ces secteurs, les entreprises collectives aspirent à des modèles d’affaires viables, mais dont la finalité n’est pas la maximisation des profits, mais du bien-être collectif. 

Nous faisons face à de multiples crises. Le système économique actuel et les grands acteurs qui le dominent ne sont pas à même de répondre aux besoins de la population, car ce système encourage la spéculation avant le bien-être des collectivités. Alors que les indicateurs de l’économie croissent, nos économies, le pouvoir d’achat des ménages, diminuent. Il est nécessaire de changer nos façons de fonctionner pour tendre vers une économie collective au service de la population : une économie qui travaille pour nous 

« Les entreprises d’économie sociale et les municipalités sont des alliées naturelles. Avec 79 % des EÉS qui servent un marché local ou régional, ces entreprises ancrées dans leur territoire cherchent à répondre aux besoins des citoyennes et citoyens et renforcer le bien-être collectif»

 

Le rôle concret des municipalités 

KJ : Quel rôle les municipalités peuvent-elles jouer pour favoriser l’essor de l’économie sociale ? 

BA : Toutes sortes de moyens précis existent, mais commençons avec un énoncé général : les municipalités peuvent favoriser l’essor de l’économie sociale en valorisant l’apport de l’économie sociale et en favorisant son soutien dans toutes les sphères d’intervention municipale.  

Pour les municipalités, développer un «réflexe collectif», donc de s’appuyer sur les collectivités dans une perspective de complémentarité. Ce réflexe permet de répondre aux besoins de sa population et d’être en adéquation avec ses objectifs environnementaux, sociaux et économiques.   

Ensuite, les municipalités peuvent prendre des actions concrètes dans des secteurs spécifiques, à travers les leviers appropriés : céder des terrains pour bâtir du logement abordable, favoriser l’émergence de services de proximité détenus et gérés par la communauté (organisations culturelles, épiceries, lieux pour revaloriser des matières résiduelles, etc.), modifier leurs politiques de gestion contractuelle pour favoriser l’achat en économie sociale, participer à la gouvernance démocratique des entreprises collectives, pour ne nommer que ces exemples.  

KJ : Quels leviers municipaux — soutien aux coopératives, accès aux bâtiments, clauses sociales — sont les plus efficaces? 

BA : De façon générale, ça dépend de l’objectif de la mesure — développement économique, cohésion sociale, gestion des ressources résiduelles, etc., et des capacités des entreprises collectives de la région.  

La première étape est d’amorcer un dialogue avec les acteurs du milieu de l’économie sociale, autour des objectifs de la municipalité. On doit discuter des occasions, des barrières et des leviers pour les atteindre ensemble. Désigner une personne responsable de l’économie sociale au sein de sa municipalité est aussi un gage de résultats. Elle permet de faire la liaison avec tous les services de la municipalité, puisque l’économie sociale y est vraiment transversale. 

Dans certaines municipalités, on a formalisé des moyens d’échanges comme un comité de travail à Gatineau et la nomination d’un commissaire à l’économie sociale à Montréal. À Longueuil, on a formalisé des objectifs comme la cible de 20 % de logement sans-but lucratif et la Ville de Laval, a élaboré une politique d’achats. Plusieurs municipalités et MRC, par exemple la MRC Rivière-du-Nord, se sont dotées de fonds de développement économique spécifiques aux entreprises d’économie sociale. Rimouski a cédé des terrains pour la construction de logement non lucratif. 

Notons aussi que dans toutes les régions, les Pôles d’économie sociale sont les meilleurs alliés des municipalités qui veulent identifier les entreprises de leur territoire et réfléchir à de nouveaux moyens de développement.  

KJ : Comment les municipalités peuvent-elles intégrer les critères de l’économie sociale dans leurs décisions? 

BA : Le développement d’une politique ou d’une stratégie d’économie sociale, d’une politique d’achat responsable ou la nomination d’une personne responsable de ce dossier assure que les décisions municipales prendront en compte le potentiel de l’entrepreneuriat collectif.  

La nouvelle Loi sur les Contrats des organismes municipaux permet énormément de latitude pour que les municipalités de toutes tailles puissent favoriser, à travers des marges préférentielles lorsque nécessaire, ou encore d’autres critères, les entreprises collectives.  

Les municipalités peuvent identifier les défis ou les opportunités pour leur localité et favoriser l’organisation collective des solutions pour y répondre. Elles peuvent mettre des ressources municipales (équipements, terrains, expertise) à contribution dans les efforts collectifs.  

KJ : Cela passe-t-il par les politiques de développement local, les plans d’urbanisme, ou les services aux citoyens? 

BA : L’économie sociale est très présente à travers le Québec, notamment dans les efforts pour assurer du logement abordable, l’accès à des services de proximité ou encore du loisir pour tous.  

Certaines villes comme Gatineau, Longueuil, Sherbrooke et Laval ont une politique en économie sociale. Elle place les orientations de la ville et les mécanismes pour assurer la contribution de l’économie sociale à la hauteur de ces capacités. Dans d’autres cas, comme à Montréal, la stratégie se déploie au sein de la Direction du développement économique. D’autres préfèrent intégrer l’économie sociale à leurs différents plans et politiques, sans toutefois mettre en place une politique d’économie sociale.  

L’intégration de l’économie sociale dépend des municipalités et du genre de mesures voulues. 

KJ : L’approvisionnement public est souvent perçu comme un levier stratégique. En quoi les achats municipaux peuvent-ils soutenir l’économie sociale? 

BA : Les achats par tous les paliers gouvernementaux confondus représentent près de 15% du PIB canadien. L’influence de l’approvisionnement ne peut donc pas être sous-estimée. En modifiant leurs politiques d’achat comme prévu par la Loi sur les contrats des organismes municipaux et en choisissant des entreprises collectives avec qui faire affaire, les municipalités peuvent envoyer un signal fort à leurs communautés qu’elles veulent appuyer le développement économique local tout en favorisant les retombées sociales et environnementales.   

Près de 80 % des entreprises d’économie sociale desservent un territoire qui se situe à l’échelle de leur quartier, de leur municipalité ou de leur région. En mettant en place des politiques au bénéfice des entreprises d’économie sociale, les municipalités s’assurent d’investir dans des entreprises qui répondent aux besoins de leur population et qui réinvestissent sur leur territoire. 

En intégrant l’économie sociale au sein du règlement de gestion contractuelle ou encore au sein de politiques d’approvisionnement, il est possible de favoriser la disponibilité des marchés à long terme; intégrer les critères environnementaux et sociaux; modifier les règles d’attribution de contrats. 

« Près de 80 % des entreprises d’économie sociale desservent un territoire qui se situe à l’échelle de leur quartier, de leur municipalité ou de leur région. En mettant en place des politiques au bénéfice des entreprises d’économie sociale, les municipalités s’assurent d’investir dans des entreprises qui répondent aux besoins de leur population et qui réinvestissent sur leur territoire. »

 

KJ : Quels types de clauses ou de critères permettent de valoriser les retombées sociales dans les appels d’offres? 

BA : La nouvelle Loi sur les contrats des organismes municipaux permet aux municipalités d’intégrer des mesures dans leur politique de gestion contractuelle ou d’approvisionnement qui favoriseront l’acquisition auprès d’entreprises d’économie sociale. Ceci peut être fait de deux façons.  

La première, et certainement la plus simple et efficace, est d’intégrer une marge préférentielle jusqu’à 10% pour les entreprises d’économie sociale. Cette marge s’appliquerait pour les contrats qui requièrent un appel d’offre publique.  

La seconde est en intégrant des critères secondaires de sélection tenant compte des principes prévus à l’article 6 de la Loi sur le développement durable.  

Afin de favoriser l’équité inter et intragénérationnelle, les municipalités pourraient donc, par exemple, se doter de règlements qui favoriseraient, par un facteur de pondération à être déterminé, des critères afin de favoriser des entreprises œuvrant en insertion sociale ou des entreprises adaptées, bien souvent des entreprises d’économie sociale. 

On pourrait aussi ajouter un critère sur l’achat local, qui favoriserait l’achat en économie sociale. 

Finalement, il est important de ne pas oublier que pour tous les contrats de gré à gré ou sur appel d’offres par invitation, il est toujours recommandé de favoriser les entreprises collectives ! 

Ces dernières années, plusieurs ressources ont été produites pour faciliter les efforts d’acheter en économie sociale :  

  • Akcel acheteurs est une plateforme dédiée aux responsables de l’approvisionnement qui répertorie les entreprises collectives, prêtes à conclure des partenariats, par région et par secteur d’activités. 

 

 

Retombées locales 

KJ : Quels bénéfices tangibles les municipalités peuvent-elles tirer de leur collaboration avec des entreprises d’économie sociale ? 

BA : Grâce aux entreprises collectives, les communautés se transforment et développent des mécanismes pour répondre à leurs besoins. Acheter en économie sociale, c’est s’assurer la création de retombées économiques qui permettent de générer des retombées sociales mesurables. Les entreprises collectives encouragent également la participation citoyenne et un développement de la communauté à l’image de celles et ceux qui l’habitent. Il n’y a pas plus local que l’économie sociale! 

Le développement local : 79 % des entreprises collectives servent un marché local ou régional. Elles assurent le développement et le maintien de services et d’emploi de proximité et leur gouvernance locale réduit leurs risques d’être délocalisées. Souvent au service du dynamisme local (services de proximité, activités favorisant le vivre-ensemble, etc.) et spécifique à la localité (valorisation de l’histoire, des ressources et du patrimoine local, etc.), les entreprises contribuent à l’attractivité et la rétention de familles dans leur communauté. 

La pérennité des services: Au service de leurs membres et de la communauté, les entreprises collectives innovent de façon à maintenir leur viabilité financière et à assurer leur pérennité. C’est pourquoi 79 % des entreprises d’économie sociale sont toujours en activité après 15 ans alors que 80 % des entreprises traditionnelles ne survivent pas la première décennie.  

La qualité et l’accessibilité des services : Les entreprises d’économie sociale offrent des biens et services à un coût abordable, adapté au contexte local et orientent leurs profits et leurs choix vers une meilleure qualité ou accessibilité. Sans impératif de rendement maximal et grâce à une gouvernance où siègent les membres, la communauté ou leurs représentants, elles s’assurent de répondre aux besoins évolutifs de la population.  

Bref, l’économie sociale en tout temps renforce la résilience de la communauté. C’est un levier pour contribuer à la transition écologique de notre économie, et une façon de renforcer la résilience de l’économie locale, ce qui est particulièrement important en cette période d’instabilité économique et environnementale de toute sorte. 

« En milieu éloigné des grands centres, les profits excédentaires sont plus difficiles pour le privé, menant à des bris dans des services essentiels. Pendant ce temps, l’économie sociale, avec son engagement envers les communautés plutôt que la spéculation, sait comment bâtir des modèles d’affaires pérennes. » 

KJ : Relance: En termes de revitalisation, de maintien des services de proximité ou de développement durable? 

BA : Portée par des citoyens et des citoyennes qui veulent voir du changement dans leur communauté, les entreprises collectives permettent de fournir des services essentiels qui renforcent la vitalité de notre territoire. En travaillant activement de concert avec les entreprises d’économie sociale, les municipalités atteignent non seulement leurs objectifs de service à la population, mais font affaire avec un écosystème déjà établi qui contribue au bien-être de la communauté.    

De plus, en milieu éloigné des grands centres, les profits excédentaires sont plus difficiles pour le privé, menant à des bris dans des services essentiels. Pendant ce temps, l’économie sociale, avec son engagement envers les communautés plutôt que la spéculation, sait comment bâtir des modèles d’affaires pérennes.  

Des entreprises d’économie sociale sont au cœur d’efforts de développement durable, que ce soit pour la gestion et la revalorisation de matières résiduelles pour les détourner de l’enfouissement ou dans la gestion de sites naturels pour préserver la biodiversité et favoriser le loisir et le tourisme. La gestion de ces efforts par des acteurs locaux, au sein de ces entreprises, contribue à assurer des choix qui correspondent aux besoins des communautés locales.  

KJ : Avez-vous un exemple inspirant de réussite municipale liée à un projet d’économie sociale?

BA : Le Centre Slush Puppie, inauguré à Gatineau en 2021, est un centre multifonctionnel qui comprend un amphithéâtre de 5000 places, trois glaces communautaires, une salle multimédia, un magasin de sport et un service de restauration. Il permet d’accueillir des événements sportifs et culturels. La Ville a confié la construction et la gestion de cette infrastructure à l’OBNL Vision Multisports Outaouais (VMSO). Le modèle de gestion est basé sur la signature d’un bail emphytéotique de 45 ans. Le bâtiment sera cédé à la Ville au terme du bail. 

 Ce partenariat permet le développement d’activités et la prise de risques pour le développement du site que la Ville n’aurait pu se permettre. Elle est aussi une source d’économies de ressources importante. La Ville économisera 33 millions de dollars au minimum sur les coûts de fonctionnement pour une période de 45 ans. VMSO assume tout risque de dépassement de coût de la construction ou de déficit d’exploitation, le cas échéant. Gatineau est cliente de VMSO et garantit la location d’un nombre fixe d’heures de location de la glace pour les équipes sportives de la ville. 

Ce partenariat permet à l’OBNL d’avoir accès à une infrastructure de qualité, avec une multiplicité de services de qualités, développées en fonction des besoins locaux et grâce à des partenariats et commandites qui ne seraient pas faciles à mettre en œuvre par la Ville. De son côté, la Ville évite de devoir assumer le poids de la gestion et l’entretien d’une infrastructure spécifique requérant des compétences techniques et commerciales.   

KJ :  Quels ont été les facteurs de succès ? 

BA : Une volonté assumée par l’administration du conseil municipal de l’époque de travailler avec des partenaires de la communauté; 

La mobilisation des acteurs et l’accompagnement technique offert par le Pôle de l’économie sociale de l’Outaouais et la Coopérative de développement régional de l’Outaouais et Laurentides (CDROL).  

 

EN SAVOIR PLUS 

Dans la deuxième partie de cette entrevue, Béatrice Alain explore les mécanismes concrets qui permettent de renforcer les ponts entre les municipalités et l’économie sociale.
Elle aborde le rôle des Pôles régionaux d’économie sociale, les nouvelles possibilités offertes par la Loi sur les contrats des organismes municipaux, ainsi que les leviers politiques et partenariats qui se mettent en place pour donner à l’économie sociale la place qu’elle mérite au cœur du développement local.

 

 

Le Chantier de l’économie sociale

Le Chantier de l’économie sociale est une organisation autonome et non partisane qui a pour mandat de favoriser la concertation, la promotion et le développement de l’entrepreneuriat collectif au Québec.
Son objectif : créer les conditions permettant aux entreprises collectives d’occuper une place centrale dans l’économie et de générer des bénéfices durables pour les collectivités.
Depuis plus de 25 ans, le Chantier agit comme carrefour d’expertise, de dialogue et d’innovation entre les milieux communautaire, municipal, économique et gouvernemental.

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